Ainsi donc, comme d’un côté il ne peut exister deux volontés dans un ménage, et que de l’autre, la voix décisive appartient à l’homme, il faut avouer que la marge accordée à la liberté de la femme y est bien grande, et bien faite pour nous convaincre de l’excellence de la thèse défendue par M. Sybel ; en effet, elle est libre de se conformer à l’opinion et à la volonté de son mari, que lui faut-il de plus ? Le second fait qui frappe dans le tableau poétique de cet Éden conjugal, c’est le luxe de réglementation qui y règne jusque dans ses moindres détails, c’est combien tout y est soigneusement prévu et fixé d’avance. La loi suprême de la division du travail n’y régit pas seulement les occupations des époux, elle délimite encore leur sphère intellectuelle et morale ; c’est le mari à qui il incombe de déterminer ce qui est juste et utile, c’est lui qui a le monopole du jugement logique et du raisonnement, tandis que la femme ne possède que la droiture de l’instinct, une connaissance intuitive des hommes. Si on s’enquiert de la cause qui rend ces catégories intellectuelles et morales aussi immuables que la situation juridique des époux, la réponse est péremptoire : « c’est parce que les femmes sont mères d’une autre façon que les hommes sont pères. » Nous en demandons pardon à M. Sybel, mais ce fait si simple et si décisif à son avis, ne nous semble pas aussi lucide qu’il le dit. Sur quoi est fondée l’assurance que l’accouchement et l’allaitement exercent une influence aussi tranchée sur l’intelligence, et détruisent nommément la faculté du raisonnement et de la logique ? La physiologie a-t-elle fait cette découverte, et la science l’a-t-elle comptée comme une loi de la nature ?
M. Sybel affirme ensuite que la situation juridique des époux est déterminée, une fois pour toutes, par la nature, sans que la volonté humaine, les talents personnels où les progrès du temps puissent se modifier, et ici encore, sa pensée véritable nous échappe. Autant que nous sachions, on ne donne le nom de loi immuable de la nature qu’à une série de phénomènes identiques, ne souffrant pas d’exceptions. Ainsi, lorsqu’on dit que la mortalité est une de ces lois immuables, ou qu’on range dans ce nombre la succession des saisons, c’est parce que ces phénomènes se reproduisent toujours de la même manière et qu’on ne peut citer aucune exception à ces règles. Or, peut-on affirmer qu’il n’existe pas de couples mariés, dans notre état de civilisation, où la division de travail et les rapports des époux ne soient complètement opposés à la peinture de M. Sybel ? N’en trouve-t-on pas où la femme travaille et pourvoit à l’entretien de la famille, tandis que le mari se livre à la fainéantise et à la débauche, où la femme possède et inculque à ses enfants la notion du juste et de l’utile, tandis que le père de famille ne connaît que celle de l’égoïsme ou de l’immoralité ? N’en voit-on pas d’autres où le mari manque de caractère et d’intelligence, et où le jugement logique et le raisonnement sont du domaine exclusif de la femme ? Enfin, n’y en a-t-il pas un nombre infini où les deux époux sont également obligés de travailler, de se guider et de se préserver dans le tumulte du monde ? Comment concilier ces faits si simples et si décisifs avec les lois immuables proclamées par M. Sybel ? Et comment peuvent-ils se produire et se multiplier en dépit de ces lois ? D’un autre côté, si nous trouvons dans le présent un si grand nombre d’exceptions à ces lois, pouvons-nous affirmer que leur action, si impuissante aujourd’hui, empêchera toute modification des rapports conjugaux dans l’avenir ? Il est possible, toutefois, que M. Sybel n’ait eu en vue que les classes aisées de la société, et que ce soit uniquement vis-à-vis d’elles que la nature devienne immuable ; qu’elle tolère dans les classes inférieures le labeur manuel, et ne réserve ses rigueurs que pour les couples plus fortunés. En ce cas, il serait curieux de savoir le cens qu’elle exige pour devenir immuable. Quelle est la position sociale ou l’état de fortune où commence son action, et passé quelle limite d’aisance la volonté humaine et les talents personnels ne peuvent-ils rien changer à la situation des époux ?
Et ici surgit encore un problème des plus curieux : si la cause de la subordination des femmes et de leur manque de logique tient uniquement à l’acte qui les rend mères, qu’en est-il de celles qui n’ont pas d’enfants ? Sont-elles capables de raisonner, de distinguer le juste et l’utile ?